Entretien avec Gabrielle de la Ville-Baugé, Directrice des partenariats de Voisins & Soins
Alors que le vieillissement de la population française s’accélère, la question de la fin de vie et de la dépendance s’impose comme un enjeu majeur de santé publique. Pourtant, elle reste encore en grande partie dans l’ombre. En 2024, 22 % des Français avaient 65 ans ou plus, et leur proportion ne cesse de croître. D’ici 2070, la France comptera près de 200 000 centenaires, contre 30 000 aujourd’hui. Mais cette longévité ne rime pas forcément avec autonomie : l’espérance de vie sans incapacité stagne, voire régresse. En 2022, le ministère de la Santé recensait déjà 1,3 million de personnes âgées dépendantes – un chiffre qui pourrait doubler d’ici 2050.
Chaque année, plus de 650 000 décès sont enregistrés en France. Parmi eux, environ 380 000 relèvent des soins palliatifs. Et si 85 % des Français déclarent vouloir finir leurs jours chez eux, 75 % meurent encore à l’hôpital. Ces fins de vie hospitalières entraînent souvent des hospitalisations longues et coûteuses : 200 000 personnes concernées passent en moyenne 48 jours à l’hôpital au cours de leur dernière année de vie, dont 29 au cours des quatre derniers mois, pour un coût moyen de 18 000 euros par patient.
Dans ce contexte tendu, l’adoption récente de la loi sur l’aide à mourir a remis sur le devant de la scène les enjeux liés à la liberté de choix, à la dignité et à l’équité dans l’accès aux soins. Mais derrière les débats se cache une autre réalité : celle du manque de moyens humains et financiers pour accompagner les personnes en fin de vie, en particulier à domicile. Gabrielle de la Ville-Baugé, Directrice des partenariats de l’association Voisins & Soins, association qui accompagne les personnes en fin de vie à domicile, nous éclaire sur cette urgence et les solutions mises en œuvre.
Comment est née l’association Voisins & Soins et en quoi votre action se distingue-t-elle des autres dispositifs ?
Gabrielle de la Ville-Baugé : notre association est née d’un constat préoccupant. Malgré un nouveau plan national destiné à améliorer la couverture territoriale des soins palliatifs – via la création de maisons d’accompagnement, le développement d’équipes mobiles ou encore la formation accrue des soignants –, il manque encore entre 30 % et 40 % des ressources nécessaires, qu’elles soient humaines ou financières, pour garantir un accompagnement digne et équitable sur tout le territoire.
Voisins & Soins a été fondée en 2017 par François Genin, avec la volonté de créer un modèle innovant, solidaire et de proximité. Dans bien des cas, ce n’est pas une aggravation de l’état de santé qui conduit à l’hospitalisation, mais une absence d’anticipation ou un manque cruel de solutions à domicile. Lorsque cela est possible et souhaité, nous voulons permettre à chacun de vivre ses derniers instants dans son environnement familier, entouré d’humanité et de soins adaptés.
Nous avons conçu des équipes de soins de premiers recours, composées de soignants (médecins, infirmiers), de psychologues et de bénévoles, tous formés – jusqu’à 30 heures – aux soins palliatifs. Ces équipes sont ancrées localement : elles interviennent dans une logique de proximité et de réactivité.
Notre accompagnement est global. Il inclut la gestion médicale (douleur, symptômes, prévention des complications), mais aussi un soutien psychologique, une présence attentive pour briser la solitude, et un appui aux aidants. Ces derniers jouent un rôle essentiel mais paient un lourd tribut : un tiers des aidants meurt avant la personne qu’il ou elle accompagne. C’est une réalité méconnue, mais qui en dit long sur la violence silencieuse de l’épuisement à domicile.
Quels résultats tangibles pouvez-vous partager ?
Gabrielle de la Ville-Baugé : les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis 2017, nous avons accompagné 761 personnes en fin de vie et soutenu plus de 1 350 aidants familiaux. Parmi ces derniers, 74 % se déclarent en sécurité, et 79 % apaisés. En 2024, 65 % des personnes que nous avons suivies sont décédées à domicile, contre seulement 15 % au niveau national. En clair : notre intervention multiplie par quatre les chances de mourir chez soi.
Une étude réalisée par le cabinet Haatch en 2019 a montré que notre accompagnement permet de réduire de 66 % les journées d’hospitalisation en fin de vie. Rapporté à la moyenne nationale – 29 jours d’hospitalisation dans les quatre derniers mois de vie pour les patients les moins symptomatiques – cela représente jusqu’à 20 jours de moins et 12 000 € d’économies potentielles par patient sur les dépenses de santé.
Aujourd’hui, nos équipes comptent 40 soignants et 174 bénévoles, et nous sommes présents dans cinq régions : Île-de-France, Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes, Centre-Val de Loire et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Vous avez également reçu plusieurs distinctions. Que signifient-elles pour vous ?
Gabrielle de la Ville-Baugé : ces reconnaissances sont un levier essentiel pour rendre notre modèle plus visible et plus légitime. Nous avons été lauréats du programme « La France s’engage », cités dans le rapport 2023 de la Cour des comptes, récompensés par le Trophée de la Silver Économie, et récemment identifiés par l’Impact Tank parmi les 12 initiatives les plus prometteuses pour recréer du lien à l’échelle des territoires.
Dernièrement, nous avons également reçu le Trophée de la santé mentale des seniors et des aidants, remis par la Fédération nationale de la mutualité française lors de son 44e colloque. Ces distinctions renforcent notre crédibilité, notamment dans notre dialogue avec les pouvoirs publics et les acteurs économiques.
Quel rôle peuvent jouer les entreprises dans la prise en charge de la dépendance et de la fin de vie ?
Gabrielle de la Ville-Baugé : toutes les entreprises sont concernées, qu’elles en aient conscience ou non. La fin de vie, l’accompagnement d’un proche dépendant, le deuil, ce sont des réalités qui touchent leurs salariés, leurs clients, leurs partenaires. À mesure que l’espérance de vie augmente, nous devons faire face à une autre réalité : celle de vivre, parfois longtemps, en situation de dépendance. Cinq, dix, quinze ans, parfois plus. Comment bien vivre cette période ? Comment accompagner dignement ceux qui y entrent ? Ces questions devraient être au cœur de nos préoccupations collectives, y compris dans le monde du travail.
Nous avons mené un travail de sensibilisation auprès des parlementaires. Dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale, qui permet d’expérimenter des modèles innovants en santé, nous avons déposé un dossier. Notre objectif : obtenir un financement par forfait hebdomadaire pour chaque personne accompagnée, afin de sécuriser et de structurer notre modèle. Mais ce processus prend du temps.
À ce jour, 85 % de nos ressources proviennent d’acteurs privés : caisses de prévoyance, fondations d’entreprise, fonds de dotation. Les dons des particuliers représentent 10 %, les financements publics seulement 4 %, et la facturation aux établissements médico-sociaux (notamment les Ehpad) à peine 1 %. Certains Ehpad font appel à nous pour que des résidents puissent, si tel est leur souhait, finir leurs jours chez eux, avec notre soutien.
Mais les besoins sur le terrain dépassent de loin les moyens disponibles. L’État seul ne pourra pas tout financer, notamment dans les territoires les plus sous-dotés. C’est pourquoi nous devons embarquer les entreprises, les collectivités, les citoyens dans un effort commun. Chaque antenne que nous implantons répond à une demande très concrète. Pour l’essaimage de notre modèle, pour maintenir nos équipes, nous avons besoin d’un soutien plus large, plus durable.
Nous invitons donc les entreprises à agir, à nos côtés, comme partenaires engagés. Non seulement parce que c’est une cause juste, mais aussi parce que c’est un investissement sociétal d’intérêt général. La question n’est plus de savoir si ce sujet nous concerne, mais d’être prêt quand il nous touchera, directement ou indirectement.