Les biais cognitifs : quand notre cerveau sabote nos décisions en entreprise

Nous pensons décider de manière rationnelle. En réalité, notre cerveau agit souvent avant nous. Derrière nos raisonnements les plus logiques se cachent des automatismes mentaux, hérités de notre évolution, qui influencent nos choix, nos jugements et nos interactions professionnelles. Ces « biais cognitifs » se glissent dans les recrutements, les réunions ou les arbitrages stratégiques… parfois à notre insu.

Quand le cerveau prend des raccourcis

Les travaux des psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman, pionniers de l’économie comportementale, ont révélé que notre esprit n’est pas programmé pour l’objectivité parfaite. Pour gagner du temps, il emprunte des raccourcis utiles dans certains cas, mais trompeurs dans d’autres.

Ces biais cognitifs, près de 200 recensés à ce jour, faussent notre perception du réel. Le biais d’ancrage par exemple nous pousse à accorder trop d’importance à la première information reçue. Le biais de confirmation nous fait chercher uniquement ce qui conforte nos opinions. Quant au biais de négativité, il nous conduit à accorder davantage de poids à un retour négatif qu’à dix éloges.

« Notre cerveau travaille avant nous », rappelle la neuroscientifique Pascale Toscani. « Nos neurones tissent des passerelles entre ce que nous avons vécu et ce que nous anticipons, bien avant que nous en ayons conscience. »

Une mécanique efficace, mais qui devient dangereuse quand elle rencontre la désinformation, le stress… ou la prise de décision collective. Elle nous pousse à retenir ce qui conforte, à ignorer ce qui contredit, à confondre l’impression avec la preuve.

Quand les biais façonnent la perception et les inégalités

Ces distorsions de jugement ne s’arrêtent pas à la sphère individuelle. Elles structurent aussi nos représentations sociales et professionnelles. 

La chercheuse Julie Grèzes, de l’Inserm, rappelle que « nous catégorisons les autres en quelques millisecondes », en activant des associations implicites entre traits, rôles et origines.

Dans le monde médical, cette mécanique se traduit par des diagnostics inéquitables : à symptômes identiques, un homme blanc a 50 % de chances supplémentaires d’être classé en urgence vitale qu’une femme noire. 

Les stéréotypes touchent aussi la perception de la compétence : un traitement administré par un médecin homme blanc est jugé plus efficace qu’un autre, simplement parce qu’il correspond à l’image du « bon médecin ».

Ces biais d’évaluation se retrouvent en entreprise : un candidat extraverti inspire spontanément plus de confiance qu’un profil plus réservé. Autant de raccourcis mentaux qui, sans être volontaires, pèsent lourd dans les décisions.

En entreprise : des effets bien concrets

Recrutements biaisés, créativité bridée, pensée unique renforcée : les biais cognitifs infiltrent les organisations à tous les niveaux. 

Sous pression, les managers s’appuient naturellement sur leurs automatismes. Le cerveau cherche à simplifier, à décider vite, à se conformer au groupe. Résultat : on choisit souvent ce qui rassure, pas forcément ce qui est juste.

Le biais de conformité, par exemple, incite à suivre l’avis dominant en réunion. Le biais de disponibilité pousse à privilégier les informations les plus récentes, au détriment d’analyses plus complètes. Et le biais d’excès de confiance conduit certains dirigeants à sous-estimer les risques, convaincus de leur justesse.

Pour les entreprises, l’enjeu est stratégique : ces biais sont les ennemis de la diversité d’opinion, donc de l’innovation. Les identifier permet non seulement de mieux décider, mais aussi de cultiver un climat de travail plus inclusif et plus créatif.

Trois leviers pour limiter l’impact des biais

  1. La vigilance individuelle : reconnaître ses biais est le premier pas.

Julie Grèzes évoque comme levier : la prise de conscience.  Une étude menée sur des jurys de recrutement du CNRS montre que ceux qui reconnaissent pouvoir être biaisés prennent moins de décisions discriminantes que ceux qui nient cette possibilité. Pour Julie Grèzes, un premier pas efficace consiste donc à tester ses biais implicites, par exemple à l’aide d’un Implicit Association Test (*), pour mieux comprendre ses automatismes et les mécanismes qui influencent ses jugements de manière inconsciente.

La méditation, la pleine conscience ou simplement le fait de « ralentir » la décision favorisent une meilleure lucidité. Plus le cerveau est saturé, plus il se repose sur ses raccourcis : apprendre à réduire la charge mentale devient donc une compétence clé.

  1. La diversité et le contact

Selon Julie Grèzes, le contact répété avec la diversité réduit significativement les biais implicites. Favoriser la mixité dans les équipes, croiser les points de vue et encourager les collaborations interservices renforce la tolérance cognitive et la qualité des décisions.

  1. La réflexion collective : penser ensemble, c’est penser mieux.

Confronter plusieurs points de vue par exemple en désignant un « avocat du diable » lors des décisions stratégiques limite le risque d’aveuglement collectif. Les exercices de « pre-mortem », consistant à imaginer les causes d’un échec avant qu’il ne survienne, stimulent la pensée critique et la créativité. 

Enfin, instaurer un espace de parole inclusif, où chacun peut exprimer un désaccord sans crainte, est essentiel pour désamorcer les biais de groupe.

Voir clair pour mieux décider

Les dirigeants ne sont pas épargnés. Leur position et la confiance en soi qui l’accompagne renforcent souvent la myopie cognitive : plus on a de pouvoir, moins on perçoit ses propres angles morts. 

Admettre cette vulnérabilité n’est pas une faiblesse, c’est un signe de lucidité et la condition d’un leadership plus juste et plus humain.

Les biais cognitifs façonnent nos perceptions, nos jugements et nos interactions professionnelles. Les ignorer, c’est accepter qu’ils pilotent nos choix à notre place. 

Les reconnaître, c’est reprendre la main, individuellement et collectivement. Dans un monde saturé d’informations et de décisions rapides, cette lucidité devient une compétence stratégique.

Les biais cognitifs les plus courants

  • Biais de négativité : donner plus de poids aux informations négatives. Un commentaire critique éclipse dix compliments.
  • Biais d’ancrage : de fier excessivement à la première information reçue.
  • Biais de confirmation : detenir ce qui confirme nos croyances. Lire uniquement les sources qui vont dans notre sens.
  • Effet de halo : une première impression influence le jugement global. Une personne « sympathique » semble plus compétente.
  • Biais de conformité : adopter les opinions du groupe pour s’y conformer. Ne pas contredire un supérieur en réunion.
  • Biais de surestimation : surestimer ses capacités ou sa clairvoyance. Maintenir une décision malgré les signaux d’alerte.
  • Biais de disponibilité : surévaluer ce qui vient facilement à l’esprit. Un fait récent et marquant semble plus probable qu’il ne l’est.
  • Biais d’optimisme : sous-estimer les risques, surestimer la réussite. Penser qu’un projet ne peut qu’aboutir.
  • Biais de faux consensus : croire que nos opinions sont partagées. Penser que tout le monde est d’accord avec soi.

 

Rédaction | Les entreprises pour la Cité

(*) :   Implicit Association Test est une méthode permettant d’étudier les associations d’idées automatiques, souvent inconscience et présentes dans la mémoire implicite. Introduite en 1998 par  Greenwald, McGhee et Schwartz, elle est notamment utilisée pour mesurer les stéréotypes racistes ou sexistes d’un individu et vise à expliquer et théoriser des phénomènes psychiques ou comportementaux causés tout ou partie par de telles associations.

Sources

  • INSERM – « Biais et intersectionnalité », entretien avec Julie Grèzes 
  • Daniel Kahneman – « Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée » 
  • Le Monde – Article – « Les biais cognitifs, portes d’entrée vers la désinformation »
  • Courrier Cadres – Article – « Comment identifier et neutraliser les biais cognitifs pour mieux manager »

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