Harcèlement ascendant : un tabou managérial qui gagne du terrain

Moins visible que celui exercé par un supérieur, le harcèlement venu des subordonnés frappe un nombre croissant de managers, avec des effets psychologiques lourds.

Avant toute chose, rappelons que le harcèlement, au-delà de son aspect moral, constitue un concept psychologique aux conséquences juridiques bien réelles. Dans la grande majorité des cas observés en entreprise, les auteurs de ces comportements abusifs ciblent leurs collègues, pairs ou, lorsqu’ils occupent une position hiérarchique supérieure, exercent leur emprise sur leurs subordonnés. Ce schéma classique étant bien ancré, il reste difficile pour les organisations d’admettre qu’une dynamique inverse puisse exister : celle d’un harcèlement dirigé vers le haut de la hiérarchie.

Ce renversement des rôles est difficile à accepter, tant il heurte la représentation classique de l’autorité. Mais surtout le phénomène bouscule nos représentations de la « victime » et du « bourreau », au point de laisser celles et ceux qui en pâtissent dans un isolement quasi total.

Et pourtant, ce phénomène, encore tabou, s’installe insidieusement dans les entreprises, dérangeant autant qu’il déroute. 

Des mécanismes connus… renversés

Car le harcèlement ascendant prospère bel et bien. Il peut prendre des formes multiples : propagation de rumeurs pernicieuses par un collaborateur ( ou une collaboratrice) désireux de nuire à la réputation de son manager ; entrave délibérée au fonctionnement du service par un salarié qui guette la moindre action de son supérieur pour mieux la déformer ou la tourner en dérision ; intimidations verbales, voire physiques ; ou encore relation professionnelle détériorée après une promotion interne, lorsqu’un ancien collègue, envahi par la jalousie ou le ressentiment, entreprend de transformer méthodiquement la vie de son nouveau supérieur en enfer.

À cette liste, loin d’être exhaustive, s’ajoutent des comportements hostiles nourris par des frustrations diverses, réelles ou imaginaires : préjugés à l’encontre d’un manager dont le profil diffère de ses prédécesseurs (qu’il s’agisse de son parcours, de son expérience acquise dans un autre secteur, de sa formation, de son genre, de son origine sociale ou ethnique, voire de son orientation sexuelle). Autant d’attitudes abusives sur le lieu de travail qui, selon l’avocate en droit du travail Nathalie Leroy et la docteure en psychologie clinique Danièle Zucker, traduisent une réalité bien plus répandue qu’on ne l’imagine.

« Le harcèlement exercé par des subordonnés est tellement peu reconnu que ceux qui en sont la cible (y compris les managers les plus attentifs au bien-être de leurs équipes) n’osent pas en parler à leur hiérarchie, par peur d’être jugés inaptes à leur fonction », analyse Danièle Zucker. « Et lorsqu’ils franchissent le pas, leurs supérieurs réagissent souvent avec scepticisme, les estimant incapables de gérer des situations complexes ou conflictuelles. » Résultat : moins le phénomène est reconnu institutionnellement, plus les victimes ont tendance à se taire, et plus le problème demeure invisible, faute d’être nommé.

Les rouages du harcèlement ascendant

Plongé dans une forme d’omerta, le harcèlement ascendant attire encore peu l’attention du monde académique. La première thèse de doctorat consacrée à ce sujet remonte à 1997 : elle étudiait les stratégies de résistance employées par des militaires américains pour contester l’autorité de femmes gradées. En France, ce n’est qu’en décembre 2011 que la Cour de cassation a officiellement reconnu cette forme de harcèlement, la plaçant sur un pied d’égalité avec les autres : « Le fait que la personne poursuivie soit subordonnée de la victime est indifférent à la caractérisation de l’infraction », a déclaré la Cour.

Une des premières à évoquer ouvertement ce sujet, fut en 2006, la chercheuse australienne Sara Branch.  Cette dernière pointe notamment le contexte organisationnel comme facteur favorisant l’émergence de situation de harcèlement ascendant : manque de clarté dans les attentes et dans les rôles, manque d’implication des employés dans les prises de décisions, changements organisationnels pouvant entraîner des émotions négatives voire à des conflits interpersonnels…

Nombre de managers continuent d’arriver au travail la « boule au ventre ». Soucieux de préserver leur réputation, beaucoup refusent l’étiquette de « victime » et se taisent. Selon Danièle Zucker, certains salariés déploient un pouvoir de nuisance sans limite : rumeurs, petites humiliations répétées, pièges du quotidien qui finissent par user le manager jusqu’à le faire réagir, une réaction ensuite retournée contre lui pour inverser les rôles et se présenter, à son tour, en harcelé. Lorsque les deux camps portent plainte, l’établissement des responsabilités devient d’autant plus ardu.

Le middle management est le plus souvent la cible du harcèlement ascendant. La faible distance hiérarchique entre l’employé et son supérieur est un facteur propice.

Histoires vécues : harcèlement au quotidien

L’avocate Nathalie Leroy décrit des situations d’une grande perversité, profondément dévastatrices pour l’équilibre professionnel et psychologique des personnes visées. Tous les collaborateurs et collaboratrices ne basculent pas pour autant dans ces dérives : le profil de l’harceleur ou de l’harceleuse renvoie souvent à une quête de domination et à une lutte de pouvoir qui passe par la déstabilisation méthodique de l’autre, parfois en s’entourant d’une « cour » acquise.

Dans une enseigne de distribution française, un manager s’est heurté à une obstruction méthodiquement organisée après avoir fixé des objectifs ambitieux : consignes ignorées, accusations de « management toxique », convocations répétées pour se justifier devant la direction… Autant d’épisodes qui ont renforcé son isolement. À Lyon, dans une entreprise technologique, un groupe de salariés se livrait à des moqueries sur une messagerie interne, installant un climat de dénigrement permanent. Plus grave encore, au sein d’un cabinet de conseil, une collaboratrice a saisi les prud’hommes en invoquant un management sexiste prétendument exercé par sa supérieure hiérarchique… qui est une femme, l’allégation s’avérant infondée.

Les plateformes numériques servent d’amplificateur. LinkedIn, Glassdoor ou des forums anonymes deviennent des caisses de résonance pour des critiques souvent virulentes. Le directeur général d’une PME française en a fait les frais : une salve de commentaires anonymes, alimentée par des collaborateurs frustrés, a fragilisé sa position au sommet de l’organisation.

Briser le silence, structurer la riposte

Face à cette complexité, une question centrale demeure : y a-t-il harcèlement, et qui harcèle qui ? C’est pour y répondre que Nathalie Leroy et Danièle Zucker mènent des enquêtes conjointes, plus d’un tiers de leurs dossiers concernent le harcèlement ascendant. Formée par le FBI aux techniques d’interrogatoire, de profilage et de décodage non verbal, Danièle Zucker insiste sur la finesse requise : relevé rigoureux des faits, entretiens des parties et des témoins, analyse des dynamiques de pouvoir.

Une approche purement juridique ou purement RH, jugent-elles, manque de profondeur.
Leurs préconisations sont taillées au cas par cas : médiation lorsqu’un malentendu oppose deux professionnels sans personnalité problématique ; formation au conflit, à l’écoute et à la communication pour un manager de bonne volonté mais maladroit ; et, dans les cas graves, licenciement pour faute.

Les spécialistes s’accordent sur une priorité : lever le déni. Il s’agit de mettre des mots sur le phénomène, outiller l’encadrement de proximité, préciser rôles et circuits d’alerte, diligenter des enquêtes rapides et impartiales, et rappeler fermement les règles de civilité au travail. Finalité : restaurer la légitimité opérationnelle du manager et lui garantir un appui concret.

Plus largement, il convient d’exposer le harcèlement ascendant à la lumière, de sensibiliser les organisations pour qu’elles l’identifient sans pour autant occulter le harcèlement descendant, nettement plus courant. La qualification précise des faits demeure le premier pas vers une réponse efficace.

Les entreprises pour la Cité

Sources :

Danièle Zucker | Docteur en Psychologie Clinique, enquêtrice et analyste du comportement criminel – Co-fondatrice HER (Harcèlement, Enquêtes, Recommandations) « Le harcèlement ascendant : quand le pouvoir bascule et le manager devient la cible à éliminer. »

Interview de Nathalie Leroy et Daniele ZUCKER dans Les Echos – Décembre 2024 « Ces salariés qui se mettent à harceler leurs managers. »

Les entreprises pour la cité : un réseau pionnier

Depuis plus de 30 ans, notre association mobilise et inspire les entreprises en matière d’innovation sociale (diversité, inclusion, égalité des chances, mécénat et engagements citoyens). Nos équipes animent la réflexion et accompagnent un collectif d’entreprises engagées en faveur de l’intérêt général, par le partage et la co-construction. 

Retour en haut