Incivilités et micro-agressions en entreprise: le poison ordinaire

Le télétravail a levé le voile sur un phénomène longtemps dissimulé derrière les portes des open spaces : la banalisation des incivilités et micro-agressions. « Les harceleurs qui s’ignoraient se sont révélés pendant la crise Covid. Le travail à distance les a décomplexés », observe Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management des RH et en droit.

Les incivilités relèvent d’abord des manquements au savoir-vivre professionnel : absence de salutations, injonctions sèches, sarcasmes et formules qui pressent, piquent ou infantilisent. Elles blessent par la forme et par le sous-entendu, surtout lorsqu’elles se répètent. À côté, les micro-agressions appartiennent à un autre registre : ce sont des propos ou comportements visant une caractéristique d’appartenance (genre, âge, origine, accent, orientation, handicap, etc.), perçus comme péjoratifs et dont l’accumulation fragilise durablement celles et ceux qui en sont la cible. La crise Covid a rendu ces mécanismes plus visibles et plus assumés dans les messageries et visioconférences, où l’urgence et la concision peuvent virer à la brusquerie.

Quand l’ordinaire blesse : petites phrases et grands effets

Côté incivilités, à mesure que les échanges ont migré vers les messageries et visioconférences, une injonction à l’instantané s’est imposée : tout devient urgent, demandé à la dernière minute, et la réactivité érigée en vertu cardinale. Dans ce climat, les « bonjour » et « merci » s’effacent, remplacés par des requêtes sèches « Envoie-le-moi vite stp » , quand ce ne sont pas des majuscules pour dire l’exaspération ou du gras pour asséner : « Comme tu ne comprends pas vite, je te montre. »

Au-delà des formes, c’est le sous-entendu qui abîme. « Je pensais avoir été clair », « C’est à cette heure-là que tu arrives ? », « Comme je te l’ai dit à l’oral » : ces petites phrases ne hurlent jamais, mais insinuent toujours. Elles installent le doute chez le destinataire (suis-je trop susceptible ? était-ce une plaisanterie ?) et lui retirent la possibilité de se défendre puisque, au fond, « ce n’est pas grand-chose ». Sauf que la fréquence et la répétition use. À force de piqûres feutrées, la confiance s’effrite, la charge mentale enfle, et la frontière avec le harcèlement moral s’amincit dangereusement.

Le registre est connu : sous couvert d’esprit, « Apportez-moi des solutions, pas des problèmes » sanctionne l’alerte autant qu’elle infantilise.

Les incivilités prospèrent surtout dans les échanges écrits, où la concision vire à la brusquerie et où l’absence de ton, de regard et de gestes efface les nuances. Elles ne surgissent pas isolément : répétées, elles installent un climat où l’urgence devient la norme, où la disponibilité fait office de valeur et où l’humour sert à rabaisser l’interlocuteur.

Si les incivilités relèvent surtout d’un manque de courtoisie ou d’attention à l’autre, les micro-agressions, elles, vont plus loin : elles traduisent souvent des biais implicites liés à l’identité ou à l’appartenance sociale. Là où l’incivilité froisse, la micro-agression blesse plus profondément, car elle renvoie la personne à ce qu’elle est plutôt qu’à ce qu’elle fait.

Micro-agressions : identifier, comprendre et agir

Les micro-agressions sont des propos ou des comportements visant les individus sur la base de leur appartenance à un groupe et sont perçus par les personnes concernées comme péjoratifs et insultants, même si ça n’est généralement pas l’intention de l’émetteur.

A première vue, les micro-agressions peuvent sembler anodines, banales et sans conséquence.  Elles représentent une véritable « charge mentale » au quotidien du fait de leur récurrence. C’est donc bien le caractère répétitif des micro-agressions qui peut impacter, parfois à long terme, la santé physique et psychique des personnes ciblées :

Les remarques sur l’âge, l’apparence, l’accent ou l’origine sociale se dissimulent derrière l’ironie (« T’es plus un bébé », « Tu prends ton après-midi ? »), pendant que des exclusions « involontaires » comme oublier un collaborateur ou collaboratrice expert dans la boucle pour une réunion, marginalisent sans bruit. À chaque fois, un même mécanisme : l’hostilité n’est pas assumée, mais parfaitement reçue. Et lorsqu’on évoque l’atteinte, la défense est toute prête : « On ne peut plus rien dire », « Les gens sont trop susceptibles ». L’argument s’effondre pourtant face à la persistance d’un manque de respect, devenu une manière de faire plus qu’un faux pas.

Incivilités et micros-agressions ont des conséquences : détresse psychologique, démotivation, silences contraints, créativité bridée et équipes qui se fissurent.

Pour la première fois, une étude IFOP a été menée en juin 2024, en France sur les micro-agressions et a révélé l’ampleur de ces dernières au travail : ces petits piques qui ne semblent rien et qui abîment tout :  « Tu ne fais pas ton âge », « Tous les Asiatiques sont forts en informatique », « Tu viens d’où, vraiment ? »… 82 % des salariés disent avoir déjà entendu ce type de remarques. Et près d’un sur deux en a été la cible : 47 %.

Parmi les plus exposés : les femmes (57 %), les personnes homosexuelles ou bisexuelles (58 %), les personnes racisées (71 %), et les moins de 40 ans (59 %).

Sous couvert d’esprit ou de maladresse, ces phrases perpétuent des stéréotypes et laissent des traces.  Leur impact est grand, et l’auteur ne pense pas toujours à mal.

60 % des victimes estiment que ces micro-agressions dégradent leur bien-être, leur engagement, leur sentiment d’appartenance, l’envie de participer à la vie collective et de venir au bureau (ou sur site), jusqu’à la motivation et la fidélité à l’entreprise.

La sidération ne touche pas que les premiers visés. Les témoins aussi vacillent : 75 % disent que ces scènes les atteignent, 64 % que cela leur donne moins envie de venir au bureau.

Beaucoup n’osent pas réagir, par crainte des retombées (29 %) ou face à un supérieur (22 %). Quand ils le font, c’est souvent à chaud : 40 % interpellent l’auteur, 35 % se tournent vers la victime pour la soutenir. Mais la répétition installe l’habitude et, insidieusement, normalise l’inacceptable.

Le message des salariés est limpide : tolérance zéro. 96 % exigent une réaction claire de l’entreprise en cas de micro-agression ; 94 % demandent des formations pour savoir réagir que ce soit en témoin, en victime, et même en auteur involontaire.

Incivilités et micro-agressions ne jouent pas dans la même catégorie : les premières relèvent du registre relationnel et des codes de politesse ; les secondes touchent à l’identité et nourrissent des stéréotypes, mais leurs effets se cumulent : elles fracturent les collectifs, minent la confiance et coûtent cher à la performance. Il faut les nommer pour les traiter. Reconnaître que la politesse n’est pas une option mais une condition de travail. Qu’une demande puisse être ferme sans être violente. Que l’écriture engage autant que la parole, et que le temps de dire « bonjour », de préciser un délai réaliste, de remercier, n’est pas un luxe mais une responsabilité. On ne s’attaque pas ici à la liberté d’expression, mais au droit fondamental de travailler sans être miné par des attaques à bas bruit, qu’elles soient ordinaires ou ciblées. Car une agression reste une agression, fût-elle courte, sibylline et en lettres capitales.

Source : “IFOP Ampleur et impacts des micro-agressions au travail” – juin 2024

Sur la même thématique : Les entreprises pour la Cité organise un webinaire le 7 novembre de 9h à 10 h : ” Micro-agressions au travail : macro problème pour les entreprises”

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