L’accent est souvent perçu comme un signe d’authenticité, une part du patrimoine culturel, richesse d’un pays. Pourtant, il peut également devenir un facteur de discrimination, en particulier dans le milieu professionnel.
La « glottophobie », un terme popularisé par le sociolinguiste Philippe Blanchet, désigne les comportements discriminatoires envers des individus en raison de leur manière de parler. Avant d’être intégré au dictionnaire Le Robert en 2023, ce mot a permis de mettre en lumière une forme de discrimination souvent ignorée, qui affecte les personnes selon leur accent régional, étranger ou leur appartenance socio-économique. En conséquence, la « glottophobie » peut limiter l’accès à l’emploi, au logement, ou à d’autres opportunités pour des millions de personnes.
Avec plus d’une centaine d’accents différents, de Lille à Marseille en passant par la Corse et la Savoie, la France bénéficie d’une grande richesse linguistique. Pourtant, dans une société où la standardisation du langage tend à prédominer, ceux qui s’en écartent subissent souvent une pression sociale intense, surtout dans le cadre professionnel. Dans ce contexte, beaucoup n’hésitent pas à atténuer leur accent afin de mieux s’intégrer.
Deux événements récents illustrent la discrimination linguistique : en 2018, une journaliste toulousaine a subi des remarques méprisantes de la part d’un député, tandis qu’en 2019, l’accent méridional d’un Premier ministre a suscité des réactions injurieuses. Ces situations ont suscité une prise de conscience accrue et de nombreux appels contre ces comportements jugés glottophobes.
Une étude IFOP de janvier 2020 a révélé qu’un Français sur deux estime parler avec un accent, et 11 millions de personnes déclarent avoir été victimes de discrimination pour cette raison. La « glottophobie » est particulièrement présente dans des métiers où l’expression orale est centrale, comme ceux de journaliste, comédien ou encore dans le domaine commercial. Philippe Blanchet, à l’origine du concept, qualifie la « glottophobie » de forme de xénophobie, soulignant que cette discrimination peut toucher tous les milieux socioprofessionnels. D’après l’étude de l’IFOP, 36 % de cadres et 19 % d’ouvriers sont concernés par cette forme de discrimination.
Contrairement à d’autres formes de discrimination, la « glottophobie » est rarement perçue comme telle et reste largement ignorée.
D’ailleurs, l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) a un baromètre de la diversité, mais ce dernier ne présente aucun critère sur les accents.
D’un point de vue législatif, les discriminations linguistiques sont quasi-inexistantes dans le droit français, alors même que la France est signataire de plusieurs conventions internationales prônant la pluralité linguistique et l’interdiction de toute discrimination pour « motif » linguistique, en particulier la Convention européenne des droits de l’Homme (1950), la Convention relative aux droits de l’Enfant (ONU, 1989), la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’Unesco (2001).
En 2020, Christophe Euzet, ancien député de l’Hérault, a déposé un projet de loi visant à combattre la « glottophobie ». Selon lui, les accents régionaux sont absents des médias et de la sphère publique, et de nombreux Français ne se sentent pas représentés. Le but de la proposition de loi était de lutter contre l’unicité linguistique, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule manière de bien parler Français, là où les accents ne seraient que des malformations de la langue. Malgré l’adoption de la proposition par l’Assemblée nationale, le Sénat n’a jamais examiné ce texte, laissant cette question en suspens.
Le député a travaillé le sujet avec des universitaires, des linguistes, des psychanalystes, et est formel : “Nous sommes dans un pays qui a une forte discrimination par l’accent. Quand on a un accent du sud, de l’est, ou des îles un peu prononcé, des sphères d’expression publiques se bouchent, il y a discrimination à l’embauche. »
La hiérarchie des accents fait partie intégrante de cette discrimination : l’accent dit “neutre” des cadres supérieurs des grandes villes du nord de la France est souvent considéré comme la norme, tandis que les autres accents sont relégués à des connotations négatives. L’accent méridional, jugé “sympathique” mais peu sérieux, l’accent du Nord, perçu comme celui des ouvriers, ou encore l’accent des jeunes de banlieue, souvent associé à une certaine dangerosité, montrent la complexité de cette discrimination qui repose sur des stéréotypes profondément ancrés.
Selon Philippe Blanchet, cette homogénéisation linguistique remonte à l’après-Révolution française et à la centralisation du pouvoir « À l’image du pays, le modèle linguistique s’est centralisé avec l’idée qu’il n’y avait qu’une seule langue légitime en France. Cette langue c’est le français avec une seule façon de l’écrire et, petit à petit, une seule façon de le parler qui est celle des classes supérieures aux commandes du pouvoir central. »
Cette centralisation a conduit à un “double mépris” : celui de ne pas être né dans la “bonne” région et celui de ne pas appartenir au “bon” milieu social.
Les discriminations linguistiques forment un obstacle majeur à l’éducation inclusive, plurilingue et interculturelle. Pour y remédier, l’adoption de lois, comme celle proposée par Christophe Euzet, constituerait un premier pas significatif. Il est également essentiel d’entendre davantage de personnalités publiques s’exprimer avec des accents variés.
Dans une société où l’authenticité est valorisée, la richesse des accents français mérite d’être pleinement reconnue et célébrée.
Dès 1762, Jean-Jacques Rousseau dans Émile ou de l’Éducation écrit. « L’accent est l’âme du discours. Il lui donne à la fois le sentiment et la vérité. » À l’heure actuelle, il est temps de lui rendre cette place légitime.
Les entreprises pour la Cité – N. Ducongé
Pour aller plus loin :
« J’ai un accent, et alors ? », de Michel Feltin-Palas et Jean-Michel Apathie, paru aux éditions Michel Lafon en mai 2020.
« Discriminations : combattre la glottophobie » de Philippe Blanchet, paru aux éditions Textuel en 2016 et chez Lambert-Lucas en 2019.